Crimes et Châtiments
Cela remonte certes à quelques années maintenant (!), je me rappelle fort bien mon tout premier cours de Droit Pénal. Dans cet amphi de la Faculté de Paris 2, où je me suis senti un peu perdu et déconcerté. Par le nombre des étudiants de première année, plus de 2000 me semble-t-il, et par l'ambiance des cours magistraux. Un professeur, que mon voisin me dit connu, une pointure dans sa spécialité... et qui lisait, le nez dans son micro et les yeux dans ses notes, sans jamais lever la tête vers la très attentive assistance que nous formions (normal, les premiers jours, on est encore sage!)... quel ennui! Puis tout à coup, il me fit tendre l'oreille et me sentir soudain très concerné par ses propos: "le taux de la criminalité citadine est directement proportionnelle à l'importance de la population. Plus une ville est grande et peuplée, plus le nombre de crimes et délits augmente. C'est vrai dans toutes les villes du monde. Sauf dans une : Tōkyō. Et ne me demandez pas pourquoi cette ville constitue une vraie exception, avec un taux de criminalité qui n'est en rien ce qu'il devrait être dans une telle mégalopole de plus de 10 millions d'habitants: je suis comme tout le monde, j'analyse des statistiques, je consulte des rapports, j'entends des arguments et je lis des explications... Mais pour être franc, je n'en sais rien...!"
Moi je le sais (cela est prétentieux n'est-ce pas?...). Enfin, c'est comme pour le reste, je ne vous propose que mon point de vue. Mais pour le savoir, il suffit de comprendre... ce qu'est un Japonais! A savoir, en l'espèce, un être qui ne considère pas que la morale et la raison, qui notamment déterminent ce qui est bien et ce qui est mal, soient des notions forcément ringardes et dépassées (comme je l'entends souvent dire chez nous...). Un croyant, sans doute, mais que je trouve souvent plus proche de la superstition que de la religion, du moins tel que nous l'entendons en Occident. Une personne particulièrement apte à supporter la sanction individuelle mais qui est très faible face à la sanction collective. Un citoyen fondamentalement éduqué pour être respectueux du bien d'autrui. Et enfin quelqu'un qui bénéficie d'un environnement favorable. Telles sont je crois les principales raisons qui expliquent que Tōkyō est la mégalopole la plus sûre du monde, qu'une jeune fille peut y marcher seule, à minuit et en mini-jupe, aussi bien à Shinjuku, réputé pour être un des quartiers "chauds" de la ville, que dans les petites ruelles sombres et désertes des quartiers résidentiels, sans (pratiquement) jamais être importunée ou agressée, ni physiquement, ni verbalement. Ou que, comme cela m'est arrivé récemment, je puisse entrer dans un kombini (ces supérettes ouvertes 24h sur 24 et que l'on trouve tous les 500m, au moins dans tous les grands quartiers du centre-ville...) à 5 heures du matin, à cause d'un décalage horaire très énervant, et que je me retrouve seul dans ce magasin avec son employé... lequel n'éprouvait strictement aucune espèce de gêne ou de crainte à étaler devant lui (et devant moi...!) le produit de sa caisse qu'il allait sans doute bientôt rendre et qu'il lui fallait compter...! Et je me rappelle fort bien avoir vu que les billets de 10.000 se comptaient par dizaines... Impensable chez nous!
Ces raisons, qui de mon point de vue sont les principales, je les détaille en conférence, permettez que je n'en dise que quelques mots ici.
Je crois tout d'abord le Japonais très réceptif à l'idée d'une morale et d'une raison transcendantes sur lesquelles reposent notamment les règles de conduite que chacun se doit d'observer. Les Japonais n'ont pas peur de dire que telle chose est bien ou tel acte est mal. Non pas pour une raison concrète ou matérialiste, mais parce qu'il en est ainsi. Et la langue japonaise recelle quantité de mots pour parler concrètement de cette notion transcendante immatérielle: o-kami (les divinités) ou otentosama (celle du soleil en particulier), qui font référence à la religion shinto; hitosama qui désigne "les gens" ou "l'opinion publique" en général; ou encore un mot intraduisible par un seul nom en français, seken. Un mot qui associe "opinion publique" à "conscience collective". Tous des mots que l'on utilise souvent dans une expression: o-kami ou hitosama ou seken ga yurusanai, c'est-à-dire "les dieux" ou "les gens" ou "l'opinion publique ne le pardonneront pas". Pour tenter de faire comprendre ce que peut être ce seken, j'ai souvent tendance à citer le dernier vers de ce magnifique poème de Victor Hugo, tiré de La légende des siècles, et qui s'intitule "La Conscience": "L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn"... Il est des actes répréhensibles qui poursuivent leur auteur au-delà de la vie.
Cette morale transcendante est toutefois respectée, me semble-t-il, pour des raisons qui ressemblent plus à de la superstition qu'à une réelle conviction religieuse. Bien des rites dits "religieux" au Japon sont d'ailleurs accomplis moins par certitude qu'il faut les faire, mais plutôt avec le sentiment qu'il vaut sans doute mieux les faire, au cas où... Que cela soit la petite prière devant le temple qui semble souvent faite un peu machinalement, ou la bénédiction du chantier lors de la pose de la première pierre: au Japon, on peut être parfaitement athée, mais on procèdera tout de même à ce rite. Au cas où... ou alors pour ne pas se faire remarquer...
Il faut aussi savoir qu'au Japon, lorsqu'un criminel est pris et jugé, la sanction qu'il reçoit est certes individuelle; mais dans la réalité, ou dans la conception japonaise, de la vie en société, cette sanction porte en elle une dimension bien plus collective. Elle s'accompagne forcément d'un sentiment de honte, qui concerne non seulement l'auteur du méfait mais également ses proches (sa famille) ou son entourage, notamment professionnel. Pour un Japonais, la sanction est donc véritablement triple: pénale d'abord, souvent civile aussi avec les dommages et intérêts, et surtout morale. Avec quelque chose de bien plus lourd à porter qu'une inscription au casier judiciaire... Tout cela représente aussurément un frein non négligeable aux crimes et délits. Et un véritable argument de prévention.
Ajoutez à celà que le Japon étant une île, c'est donc un pays où l'on pense depuis des millénaires qu'on ne s'en échappe pas (ou du moins dont on ne pouvait s'échapper jusqu'à l'apparition de l'aviation...) et dans lequel on finit toujours par se faire prendre, voilà de quoi prévenir de façon assez efficace toute tentative criminelle qui serait un rien hésitante.
D'autant que le Japonais a donc, essentiellement de par son éducation civique lorsqu'il est collégien et lycéen, un respect assez remarquable de la propriété d'autrui, que le bien soit privé ou public. J'ai eu l'occasion d'aborder ce sujet dans un autre article intitulé "Le respect du bien public", permettez-moi de vous en conseiller la lecture... Et d'en profiter pour faire ici ce constat que bien des touristes étrangers font lorsqu'ils se balladent dans les rues: la très faible présence des forces de police dans les rues de Tōkyō. Contrairement à bien d'autres grandes métropoles, les rondes de policiers sont choses relativement rares au Japon et souvent limitées à quelques quartiers la nuit, ceux qui sont destinés à accueillir une clientèle "adulte". Par contre, on peut apercevoir par ci par là des petits commissariats de quartiers qui semblent souvent bien plus conviviaux et accueillants que leurs homologues étrangers...
Enfin, pour expliquer le très faible taux de criminalité à Tōkyō en particulier et plus généralement dans tout le Japon , sans doute faut-il prendre en compte l'environnement particulièrement favorable dans lequel évoluent les Japonais depuis plusieurs décennies maintenant. Deuxième puissance économique mondiale, population globalement très instruite et aisée, chômage réduit, croissance longtemps soutenue... Il est à ce titre instructif d'observer un certaine augmentation de la criminalité chez les seniors depuis quelques années et qui préoccupe de plus en plus de politiciens et autres observateurs japonais. Plus nombreux d'années en années, mais aussi au pouvoir d'achat et aux ressources devenues plus aléatoires à cause de la crise de ces dernières années, victimes de l'éclatement familial et de la mentalité des jeunes générations qui, rompant progressivement avec le passé, ne s'occupent plus autant qu'avant du sort de leurs ainés, les seniors qui ont recours au geste malheureux et définitif pour éliminer leur conjoint et disparaître ensuite seraient en augmentation... Ce qui est certes préoccupant, et sans doute l'un des symptômes d'une "maladie" que connait la société japonaise, qui mais qui a contrario prouve combien la bonne santé d'une société, notamment d'un point de vue économique, peut contribuer à un faible taux de criminalité. Et quoiqu'on en dise, et même si l'on a souvent tendance à dramatiser à l'excès, le Japon est toujours l'un des pays qui s'en sort le mieux... et donc l'un des plus sûrs au monde.
Et aujourd'hui encore, où les temps sont peut-être un peu plus durs parce que bien des garanties d'hier ne sont plus que des possibilités aujourd'hui (comme celle de l'emploi à vie par exemple), je suis certain qu'on rencontre encore des gens comme celui que j'ai très brièvement rencontré il y a... une trentaine d'années déjà! J'étais à cette époque élève au Lycée Franco-Japonais de Tokyo, et j'avais pour habitude de m'y rendre en vélo. Un jour je m'aperçu que j'avais perdu mon portefeuille que j'avais (sans doute maladroitement) mis dans la poche arrière de mon jeans et d'où il avait dû tomber tandis que je pédalais. J'étais bien sûr dans l'état que vous pouvez imaginer, d'autant que ce portefeuille contenait, outre tous mes papiers, un beau billet de 5.000 yens. En réalité, le nombre importe moins que ce que ce billet représente: c'est le deuxième plus gros billet au Japon après celui de 10.000 yens. Et en le perdant, même si la valeur n'est pas la même, c'était malgré tout comme si j'avais perdu un billet de 200 euros... Surtout à cet âge-là! Quel ne fut mon soulagement quand, le lendemain soir, ma mère reçut un appel téléphonique dont voici l'extraordinaire teneur: "Bonsoir Madame, excusez moi de vous déranger si tard (il était environ 18h30...) à votre domicile privé, mais je suis moi-même salaryman (employé de bureau) et ne suis pas autorisé à passer des coups de fil privés de ma société... Voilà. J'ai aujourd'hui ramassé un portefeuille égaré par votre fils, c'est du moins ce que je conclus de l'examen (excusez-moi encore, mais je recherchais le numéro de téléphone de son propriétaire...) des papiers qui étaient dedans". Et à ma mère qui lui répondit combien j'en serais soulagé et lui demandait où devrais-je me rendre pour le récupérer, il fit cette stupéfiante réponse: "Non, ma société n'est pas loin, mais je ne puis pas non plus recevoir de visite privée pendant mes heures de travail, donc laissez moi s'il vous plait le plaisir de vous le rapporter demain soir"... ce qu'il fit, avec en plus ce geste incroyable de venir chez nous avec un petite boite de gâteau: normal, il se permettait de rendre visite à quelqu'un qu'il ne connaissait pas et à son domicile de surcroît, un petit omiage (cadeau) était de rigueur! Inutile je pense de préciser ce que vous avez deviné: dans le portefeuille qu'il me tendit, se trouvaient l'intégralité de mes papiers... ainsi que le billet de 5.000 yens!!
Voilà, c'est ça le Japon que j'aime!
C'est vraiment celui-là, "mon Japon à moi"!...
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