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Mon Japon à moi
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8 avril 2008

Senpai - Kōhai

On a en France une idée assez précise des relations qui régissent les rapports humains au Japon: on sait que c'est une société très hiérarchisée. Du moins croit-on le savoir. Parce que dès que l'on gratte un peu, je me suis souvent aperçu que beaucoup de Français imaginent la société japonaise en se basant sur les rapports hiérarchiques tels qu'on peut parfois en connaître en France, avec l'image du chef autoritaire, du sous-chef aigri et de l'employé exploité. Le tout, parce que c'est le Japon, est multiplié par dix. Ajoutez à cela la caricature de la langue, souvent présentée et décrite comme une sorte d'aboiements autoritaires et nerveux. On en remet une couche avec "Stupeur et tremblements" d'Amélie Nothomb qui constitue le témoignage objectif, la preuve irréfutable et la référence absolue. Et l'on en arrive au cliché habituel du Japonais hyper discipliné, ne râlant jamais ouvertement, saluant sans cesse ses supérieurs, brimé par ses chefs qui passent leur temps à lui aboyer dessus, stressé par son travail, opprimé par une société qui ne tient jamais compte de l'individu mais ne pense qu'en terme de collectif. Outre le fait que je considère les Japonais au moins autant individualistes que les Français (mais je reviendrai sur cette affirmation dans un prochain article), je crois que la hiérarchie à la japonaise n'a pas grand-chose à voir avec celle que nous connaissons en France ni, surtout, à celle que beaucoup imaginent.

Parallèlement à cela, il est dans toute société une élément particulièrement important qui assure la continuité et peut-être la survie même de cette société, je veux parler de la transmission du savoir. Or là encore, les modalités de la transmission du savoir entre les générations en France et au Japon ont certes des points communs, mais aussi de grandes différences qu'il est bon de connaître.

Et si je n'aborderai pas ici l'intégralité de la strucuture hiérarchique japonaise, ces deux considérations me conduisent à vous présenter dans cet article... comment dirais-je? une personne? un concept?... je veux parler de celui (ou celle) que l'on appelle en japonais senpai. Une notion qui bien sûr existe en France, puisqu'on parle de "l'aîné", par opposition au "cadet", mais qui au Japon représente une entité fondamentale, aussi bien pour ce qui est de la transmission du savoir que dans les rapports hiérarchiques qui caractérisent la société japonaise dans son ensemble, et particulièrement le monde de l'entreprise.
Le terme senpai répond en fait à une double définition. Il désigne d'une part, dans le cadre scolaire ou dans la vie professionnelle, tous ceux qui se sont inscrits ou ont été embauché au moins un an avant celui qui s'exprime, et ce quelque soit son année de naissance. Ainsi, en théorie, le senpai pourrait être plus jeune, puisque l'on ne considère que la date d'entrée dans un collectif donné (école primaire, collège, lycée, université ou entreprise). Or ceci n'est pratiquement jamais le cas, étant donné que l'âge est le plus souvent le premier critère retenu pour l'inscription dans les écoles. On entre en première année de ce qui correspond à l'école primaire (ou shōgakkō) à 6 ans, on entre ensuite dans la chugakkō (équivalent du collège) à 12 ans et enfin dans la Kōtōgakkō (équivalent du lycée) à 15 ans pour achever sa scolarité à 17 ou 18 ans, suivant la date de naissance, et dans la foulée poursuivre ses études dans l'enseignement supérieur. Celui-ci dure en général 4 ans, et donc la première embauche se fait à 22 ans. Et ceci est tellement respecté qu'on peut déduire, sans pratiquement aucune crainte d'erreur, l'âge d'un enfant en fonction de sa classe et inversement. Il est ainsi fréquent de ne pas demander son âge à un jeune mais juste lui demander en quelle classe il est.
D'autre part, le senpai ne désigne que celui qui s'est inscrit dans le même établissement scolaire ou universitaire, ou celui qui a débuté sa carrière professionnelle dans la même entreprise.

On a pris l'habitude de traduire senpai par "l'ainé" et son contraire kōhai par "le cadet". sempaiOr si cela n'est sans doute pas totalement faux, je voudrais néanmoins apporter ici une précision. Le caractère qui sert à écrire sen signifie "avant", et celui qu'on utilise pour le de kōhai un idéogramme qui veut dire "après". Ainsi, l'important n'est ni l'âge, ni le statut ou la réussite sociale ou professionnelle. Seul importe le fait que le senpai à suivi un chemin analogue au kōhai, mais qu'il l'a fait avant lui. Et à ce titre, il est détenteur d'une expérience et d'un savoir que le kōhai ne peut par définition pas avoir. La relation senpai-kōhai que l'on présente souvent comme verticale, avec le premier qui serait au-dessus du second, est donc en fait caractérisée par l'antériorité et la postériorité d'un être par rapport à un autre. Il n'est donc pas question, à la base, de supériorité et d'infériorité, même si ces notions en sont souvent la conséquence naturelle. Cela par contre n'empêche pas le respect, bien au contraire. Et si cette relation marche si bien au Japon et qu'elle n'est à ma connaissance jamais remise en question, c'est bien parce que ce respect se manifeste dans les deux sens. Le cadet respecte l'ainé en l'écoutant, et l'ainé respecte le cadet en lui transmettant son savoir et en lui permettant d'accumuler de l'expérience.

Si elle existe à moindre niveau dans les premières étapes de la vie scolaire, la relation senpai-kōhai commence à se faire ressentir au niveau du lycée et devient essentielle à l'université, car non seulement elle influence les relations entre les étudiants durant leur scolarité, mais de plus elle conditionne la vie future en société et en entreprise. Car bien souvent, un Japonais retrouvera dans sa vie professionnelle en tel collègue, tel client ou tel partenaire, un être sorti de la même université ou de la même école. Et cela pourra parfois avoir une influence déterminante. J'ai le sentiment qu'en France, seules les Grandes Ecoles ou les Ecoles dites Supérieures, notamment de commerce, sont vraiment sensibles à ce type de relations entre étudiants qui les ont fréquentées ainsi que des réseaux que cela peut leur permettre de constituer. Ainsi, par exemple, elles publient des annuaires d'anciens élèves, permettant à toutes les nouvelles promotions de connaitre celles qui les ont précédées et de savoir ce que sont devenus leurs ainés, quels métiers ils exercent, quelles fonctions au sein de quelles entreprises ils occupent. Avec bien entendu, la possibilité de profiter de ce même parcours éducatif pour nouer une relation privilégiée. Par contre, il me semble que les Universités françaises n'offrent pas vraiment cette possibilité, du moins pas autant que ces Grandes Ecoles, et surtout bien moins que les universités japonaises. Etre issu de la Sorbonne ou de Jussieu n'est définitivement pas comparable à être diplômé de Tōdai ou de Waseda (deux des universités majeures du Japon).

C'est ainsi que tout naturellement la relation senpai-kōhai se retrouve dans le monde du travail. Il est même de notoriété publique que telle ou telle société recrute principalement ses nouveaux éléments dans telle ou telle université. Exactement de la même façon qu'en France, on connait grosso modo le destin professionnel, par exemple, des énarques. Mais au Japon, cela dépasse largement le cadre de la fonction publique et de l'Administration, et même les entreprises privées procède de façon quasi identique. Il ne s'agit pas uniquement de copinage, mais l'on sait que telle ou telle université dispense tel ou tel enseignement et développe telle ou telle qualité chez ses étudiants qui correspond aux besoins de l'entreprise.
Lorsque des nouvelles recrues sont embauchées, les senpai, c'est-à-dire non pas ceux qui ont auparavant fréquentés les mêmes écoles, mais cette fois tous les employés qui sont déjà en place et dans des fonctions à peu près analogues, ont un rôle important à jouer. Les chefs directs donnent des ordres, des missions à remplir. Les senpai, qui sont des collègues, eux-mêmes sous les ordres de ces chefs, mais avec l'avantage d'avoir une certaine expérience, ont le devoir de conseiller leurs "cadets" et de les renseigner, sur les méthodes à mettre en application pour mener à bien ces missions, mais aussi plus globalement sur ce qu'on appelle la culture d'entreprise, c'est-à-dire les grandes règles, le plus souvent non écrites et non formalisées mais néanmoins essentielles, qui font la "personnalité" de la société considérée. On peut à ce titre les considérer comme de véritables tuteurs.
C'est ainsi que l'entreprise devient elle-même une entité dont on peut par la suite se réclamer. Et de même qu'il dira "oui, je connais cette personne, c'est un de mes senpai de Waseda", un Japonais pourra parler d'une personne en disant "oui, je connais cette personne, c'est un de mes senpai du tant où je travaillais pour la banque Mizuho". Et c'est notamment ainsi qu'au Japon, les liens se créent et que progressivement les réseaux se forment.

Enfin, cette relation senpai-kōhai est particulièrement sensible dans un monde dans lequel elle s'exprime pleinement et qui est celui du sport. On pense d'emblée aux arts martiaux, mais on peut l'étendre à tous les sports. Au Japon, l'apprentissage d'un sport se fait bien moins au quotidien par le professeur que par les senpai. Contrairement à ce qui est écrit ça et là, le senpai n'est pas du tout qu'un simple relais entre le professeur et l'élève. Il est celui qui prend en charge l'essentiel de l'instruction, et je dirais même l'éducation de ses cadets, le professeur n'intervenant qu'en de rares occasions. J'ai personnellement pratiqué du judo pendant de longues années. Au Japon, un cours de judo se passe le plus souvent sans que le professeur n'intervienne. On le salue au début et à la fin de l'entraînement. Mais pendant la durée de celui-ci, il va s'asseoir dans un coin et surveille ce qui se passe. Ou même il s'absente. Il n'intervient parfois que pour inciter l'élève à mieux réfléchir pourquoi son geste ne marche pas, pour le gronder de son manque d'effort (alors même que vous, vous êtes mort, au bout du rouleau!) ...et parfois lui donner un conseil. Mais l'essentiel de l'enseignement (la technique, la tactique, l'état d'esprit...) sera dispensé par le senpai. Qui pourra parfois, pour asseoir son autorité ou forger le caractère du cadet et l'entrainer au mal, à l'effort, au courage, et développer sa capacité à endurer les situations difficiles tant physiquement que moralement, avoir recours aux brimades ou au bizutage. Ce qui est souvent mal interprété par les étrangers. Ainsi formé, le cadet, s'il dispose en plus des facultés intrinsèques et le talent nécessaires, pourra supplanter son ainé en terme de résultat en compétition. Et c'est pourquoi on arrive au Japon à une situation qui nous est guère habituelle chez nous: un jeune judoka, qui vient d'obtenir le titre de champion du monde, se voit contraint de porter les sacs de ses ainés, qui eux n'ont pas dépassé le stade de la finale régionale...! Parce que, encore une fois, les résultats sportifs les plus fantastiques ne modifient en rien le fait que le senpai est le prédécesseur ou l'ainé. Et que, ces succès en compétition ne faisant que prouver que son enseignement était bon, on ne peut que le respecter plus encore!

J'évoquerai pour terminer cet article une anecdote personnelle qui m'a beaucoup étonné. En effet, il est très courant, et je crois assez juste, de considérer que les originalités qui caractérisent vraiment les Japonais ne s'appliquent pas aux étrangers. Autrement dit, au Japon, un étranger restera fondamentalement un étranger, quoi qu'il fasse, quelle que soit la durée de son séjour et quelle que réussie soit son intégration. Je crois que tous les étrangers ayant vécus au Japon témoigneront en ce sens: à la base, un étranger demeure un étranger, et cette considération prime sur toute les autres. Eh bien, je dirai que si cela est vrai dans la plupart des cas, cette relation senpai-kôhai est peut-être une des très rares exceptions qui puisse échapper à cette règle quasi absolue.
J'ai en effet, dans ma jeunesse, eu l'occasion d'accompagner pendant environ un mois un judoka extraordinaire: Fujii Shōzō, qui fut champion du monde de sa catégorie (à cette époque appelée "poids moyen") pendant 10 ans! On ne compte même plus ses titres nationaux... Cet immense champion avait accepté d'animer un stage en France, et pour des raisons qui n'intéressent personne et donc dans lesquelles je n'entrerai pas, je me suis retrouvé à l'assister pendant tout son séjour. Or un jour, il exprima le souhait de profiter de ce séjour en Europe pour se rendre en Suisse et y retrouver un ami à lui. Cette rencontre put être organisée, et nous voici partis pour Neufchâtel. La suite est non seulement comique mais éminemment instructive.
Cet ami en question n'était pas un Japonais, mais un Suisse du nom de K... qui avait dans sa jeunesse pratiqué le judo et fréquenté la prestigieuse université de Tenri... la même université, située dans la région du Kansai, que ce Fujii avait également intégré mais avec trois années de retard. K... était l'un des très rares étrangers à y avoir suivi l'intégralité des quatre années du cycle standard. Et il y avait été complètement adopté. Parce qu'il avait appris la langue et qu'il la parlait comme un Japonais. Et surtout parce qu'il avait totalement intégré l'esprit et la culture de cette université en particulier et du Japon en général. Et quand j'arrivais enfin chez lui après bien des heures de route, je découvris un spectacle qui me fit me plier de rire... intérieurement bien sûr, vous comprendrez que je ne pouvais, par politesse et respect, extérioriser ce qui me mettait de si bonne humeur: je vis un Suisse, donc un occidental, s'exprimer en japonais, mais avec cet accent si caractéristique qu'est le Kansai-ben (imaginez, pour bien comprendre, un Japonais parlant le français...avec l'accent de Marseille!). Et deuxième surprise, bien que près de deux décennies s'étaient écoulées depuis leur dernière rencontre, je les vis tous deux reprendre la relation senpai-kōhai qui avait été la leur 20 ans plus tôt (K... étant donc de trois ans le senpai de Fujii) et engager une conversation des plus surprenantes, dont je vous restitue ici, sinon le contenu exact, au moins l'ambiance générale : "Alors, Fujii, t'as bien bien réussi dans le judo, toi hein? sacré farceur va!" disait K... avec cet accent inimittable et une attitude rappelant celle d'un grand frère. Et l'immense champion qu'était le Maître Fujii, respecté par tous dans le monde et idôlatré au Japon, de répondre, confus, presque rougissant, en se faisant soudain tout modeste : "oui senpai, merci beaucoup senpai!"...
Pour ce Japonais-là, "vrai" Japonais dans l'âme, cet étranger-là, bien avant d'être un "étranger", était tout d'abord un senpai...


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Commentaires
N
Merci beaucoup très instructif
S
Ayant moi-même pratiqué le judo pendant de nombreuses années et m'étant entraîné pendant un an à Tenri (1998-1999), j'ai vu Fuji sensei et j'ai pratiqué le randori avec lui à plusieurs reprises. Je suis plus qu'étonné et, comme on dit, surpris en bien, par cette étrange histoire! Je ne pensais pas qu'une telle intégration serait possible. De plus, je suis suisse et je serais assez curieux de savoir qui est ce mystérieux neuchâtelois... Bon, ceci dit, un parcours comme le sien, il doit être connu comme le loup blanc.<br /> Merci pour cet article !
S
Ayant moi-même pratiqué le judo pendant de nombreuses années et m'étant entraîné pendant un an à Tenri (1998-1999), j'ai vu Fuji sensei et j'ai pratiqué le randori avec lui à plusieurs reprises. Je suis plus qu'étonné et, comme on dit, surpris en bien, par cette étrange histoire! Je ne pensais pas qu'une telle intégration serait possible. De plus, je suis suisse et je serais assez curieux de savoir qui est ce mystérieux neuchâtelois... Bon, ceci dit, un parcours comme le sien, il doit être connu comme le loup blanc.<br /> Merci pour cet article !
K
merci pour cet article
G
Très intéressant cet article (comme d'habitude). Et très jolie la calligraphie :D
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